Le matrimoine, défini comme l’ensemble des savoirs, pratiques et expériences transmis par les femmes au fil des générations, reste trop souvent relégué à la sphère privée. Il englobe les expériences biologiques (menstruation, grossesse, accouchement, allaitement) mais aussi les pratiques sociales et culturelles, telles que les rituels, conseils éducatifs ou remèdes traditionnels.
Le matrimoine est un concept relativement nouveau par rapport au patrimoine. Son étude offre un potentiel considérable pour documenter l’autonomie des femmes et la santé sexuelle et reproductive (SSR). Approfondir et faire découvrir cette notion permet de lever le débat autour des savoirs féminins, de comprendre et de conserver ce qui est utile, tout en améliorant les pratiques grâce aux connaissances modernes. Les mères et grands-mères possèdent un vécu immense qui mérite d’être transmis et valorisé, afin de renforcer la transmission intergénérationnelle et de reconnaître pleinement le rôle central des femmes dans la construction des savoirs et du bien-être collectif.
Cet héritage féminine et féministe, bien que rarement reconnu dans les politiques publiques, constitue un capital immatériel inestimable pour la SSR et la planification familiale (PF). En Afrique de l’Ouest et du Centre, plus de 100 000 femmes meurent chaque année de causes liées à la grossesse évitable (OMS, 2023). Ces décès pourraient être largement réduits si les savoirs endogènes étaient pris en compte, en complément des approches biomédicales.
Pour rappel, les droits en santé sexuelle et reproductive (DSSR) constituent le socle de l’autonomie et du bien-être des femmes et des filles. Ils englobent le droit de décider librement du moment et du nombre d’enfants, l’accès à la contraception et aux services de planification familiale, ainsi que le droit à une sexualité libre de toute contrainte ou violence, incluant le consentement et le plaisir. Les DSSR couvrent également l’accès à des soins sécurisés, la prévention et le traitement des infections sexuellement transmissibles, ainsi que l’accompagnement pendant la grossesse, l’accouchement et le post-partum. Ils protègent les femmes contre les mariages précoces, les violences sexuelles et toutes formes de discrimination liées au genre, tout en garantissant l’accès à une information complète et adaptée sur la santé sexuelle et reproductive.

Dans ce cadre, le matrimoine joue un rôle complémentaire. Il transmet des savoirs locaux, culturels et intergénérationnels qui enrichissent les DSSR, permettant aux femmes de mieux comprendre leur corps, de revendiquer leur autonomie et d’intégrer la dimension du plaisir dans leur santé sexuelle (Center for Reproductive Rights, 2019).
Des savoirs endogènes
Les expériences transmises de génération en génération (soins post-partum, régulation naturelle de la fertilité, gestion des douleurs menstruelles) dépassent le simple héritage culturel. Elles constituent une véritable boîte à outils pour l’autonomie des femmes.
- Au Lesotho, les besoins non satisfaits en planification familiale ont diminué de 31 % à 12,6 % en vingt ans grâce à l’intégration des connaissances locales et à l’engagement communautaire. L’introduction des contraceptifs injectables auto-administrés et la planification familiale post-partum ont permis de réduire significativement les grossesses précoces et non désirées (UNFPA ESARO, 2022).
- Au Sénégal, le programme SANSAS, mené par ENDA Santé, Solthis, Equipop, RAES et Lartes, combine éducation, services de santé et plaidoyer communautaire. Dans les localités de Mbour et Sédhiou, il a amélioré l’accès des jeunes et des adolescents, notamment des jeunes filles, aux droits en santé reproductive (RAES.org, 2023).
- Au Togo, certaines pratiques endogènes liées à la SSR persistent, bien que souvent non documentées. Dans plusieurs communautés, des rituels traditionnels marquent les étapes de la vie féminine, comme la puberté ou la grossesse. Cependant, certaines pratiques peuvent entrer en conflit avec les droits des adolescentes et des jeunes femmes. Une étude de l’Association Togolaise pour le Bien-Être Familial (ATBEF, mai 2022) a révélé que certaines pratiques socio-culturelles influencent les causes profondes des grossesses précoces, parfois au détriment des droits des adolescentes. Il est donc essentiel de renforcer le dialogue et de favoriser des échanges intergénérationnels adaptés à l’âge des enfants et adolescents.
Les défis à surmonter
Comme le souligne Fatou Sow, chercheure féministe sénégalaise, il est crucial de rendre visibles les expériences souvent ignorées des femmes africaines, y compris leurs vécus corporels, sexuels ou intimes, dans le cadre des luttes féministes.
Le matrimoine, lorsqu’il est abordé sous une approche intersectionnelle, varie considérablement selon les régions, les ethnies et les générations. Certaines femmes choisissent de ne pas partager leurs savoirs, par respect des normes sociales, par tabou, ou pour protéger des pratiques jugées intimes.
Cette réserve, bien que compréhensible, nécessite une approche participative et respectueuse, où l’intégration du matrimoine se fait avec le consentement éclairé et la reconnaissance active des communautés concernées.
Comme le réaffirme Yasmine Chami, écrivaine marocaine et militante culturelle, « le corps de la femme est politique ». Les lois sur l’avortement, la contraception, le mariage précoce ou les violences sexuelles montrent que le corps des femmes est encadré par des décisions politiques. Cependant, en choisissant comment s’habiller, quand et si avoir des enfants, et comment aimer, les femmes résistent aux normes imposées par le patriarcat, transformant leur corps en espace de liberté et d’émancipation.
Décoloniser les représentations pour valoriser les pratiques locales
L’héritage colonial et patriarcal sur les pratiques a longtemps relégué les savoirs féminins au rang de croyances « non scientifiques », en imposant des normes occidentales ou médicalisées. Décoloniser les représentations consiste à reconnaître que les femmes sont détentrices de savoirs fiables, transmis oralement, qui complètent et enrichissent la médecine moderne.
En combinant savoirs traditionnels et innovations médicales, les programmes de SSR peuvent renforcer leur ancrage local, favoriser l’adhésion communautaire et déconstruire les stéréotypes sexistes autour du corps et de la santé des femmes.

Intégrer la notion de plaisir
Le matrimoine inclut également une dimension souvent passée sous silence : le plaisir féminin. Dans de nombreuses cultures, la sexualité des femmes est réduite à la reproduction ou soumise aux normes sociales. Pourtant, la sexualité est aussi une source de bien-être et de liberté.
Reconnaître le plaisir, c’est reconnaître que les femmes sont des sujets de désir et de choix, et non de simples corps à contrôler. Le plaisir devient un enjeu politique et sanitaire, favorisant la confiance en soi, la communication et la prévention (OMS, 2021). Intégrer cette notion dans les politiques de SSR, c’est élargir la perspective : au-delà de la protection et de la reproduction, il s’agit d’assurer aux femmes le droit de jouir pleinement de leur corps, dans le respect et la dignité.
Pistes de solutions
Pour que le matrimoine devienne un levier concret, plusieurs actions s’imposent :
- Documenter et reconnaître les savoirs endogènes féminins, y compris dans le domaine de la sexualité et du plaisir, pour enrichir les politiques de DSSR.
- Former les professionnels de santé à dialoguer avec ces pratiques et à les intégrer dans l’accompagnement, avec bienveillance et complémentarité avec la médecine moderne.
- Sensibiliser les communautés à la valeur de ces savoirs, notamment pour les jeunes filles.
- Briser le silence et les tabous, en encourageant le partage intergénérationnel entre mères, grands-mères et enfants, garçons et filles.
- Ancrer le matrimoine dans les cadres juridiques existants, comme le Protocole de Maputo, qui affirme le droit des femmes à l’autonomie reproductive (Center for Reproductive Rights, 2019).
Un concept à approfondir
Malgré son émergence, le concept de matrimoine reste largement sous-étudié, notamment en Afrique, où les données quantitatives et qualitatives demeurent insuffisantes. Il mérite des recherches approfondies, tant pour documenter son impact que pour le protéger face aux résistances patriarcales.
Le patriarcat, système social et culturel dans lequel les hommes occupent une position dominante au sein de la famille, de la société et des institutions, façonne les normes, les lois et les pratiques sociales, souvent au détriment de l’autonomie des femmes. Il contribue à invisibiliser leurs savoirs et expériences, y compris en matière de santé sexuelle et reproductive.
Le matrimoine, en tant que réservoir de savoirs et de pratiques, constitue un atout majeur pour la promotion de la SSR et de la planification familiale. En le valorisant et en l’intégrant dans les politiques publiques, il est possible de construire des systèmes de santé plus inclusifs, respectueux des réalités locales et véritablement au service des femmes et des filles africaines.
Mais il s’agit aussi d’un combat : protéger et faire progresser cette notion, car le patriarcat ne permettra pas sa reconnaissance sans résistance.
Cette publication WanaData a été soutenue par Code for Africa et la Digital Democracy Initiative dans le cadre du projet Digitalise Youth, financé par le Partenariat Européen pour la Démocratie (EPD)