Femmes au volant : les conductrices togolaises face au sexisme routier
Conduire un véhicule. Un geste anodin pour beaucoup, mais un défi quotidien pour des milliers de femmes au Togo. Être une femme au volant, c’est faire face à des regards condescendants, des remarques désobligeantes, des comportements agressifs comme si, malgré l’obtention d’un permis, leur légitimité sur la route devait encore être prouvée. Dans un pays où les normes patriarcales structurent encore fortement les rapports sociaux, la route demeure un espace masculinisé. Ainsi, la mobilité féminine devient à la fois un acte d’émancipation et un terrain de confrontation. Selon les chiffres obtenus grâce au rapport de la Direction Générale des Transports Routiers et Ferroviaires (DGTRF), les femmes représentaient 31 % des immatriculations de véhicules entre janvier et juin 2024, contre 69 % pour les hommes (201 sur 639 véhicules immatriculés).
Les chiffres parlent
Les statistiques révèlent l’ampleur du déséquilibre. D’après Afrobarometer (2022) : 12 % des Togolais affirment avoir subi une discrimination fondée sur le genre, 69 % estiment que les institutions devraient mieux protéger les femmes contre le harcèlement. À l’échelle mondiale, le Global Gender Gap Index 2024 classe le Togo au 77ᵉ rang sur 146 pays, avec un score de 0,71. Une progression notable, mais encore loin d’une égalité réelle.
Sur le plan de la sécurité routière, une étude médico-légale menée à Lomé entre 2010 et 2014 a montré que, sur 248 cas d’accidents de la route :
- 75,8 % des victimes étaient des hommes,
- l’âge moyen des victimes masculines était de 33,7 ans, contre 46,5 ans pour les femmes.
Les hôpitaux confirment par ailleurs que les principales victimes d’accidents à moto sont de jeunes hommes, souvent exposés du fait de comportements à risque. Ces chiffres traduisent une surreprésentation masculine dans la mobilité motorisée et soulignent que les femmes, bien que minoritaires sur la route, ne sont pas pour autant plus dangereuses.
La mobilité est bien plus qu’un simple déplacement. Elle conditionne l’accès à l’emploi, aux soins de santé, à l’autonomie financière. Pourtant, les femmes restent largement sous-représentées dans la propriété de véhicules. En 2022, Lomé comptait 62 736 motos immatriculées, mais une part très faible appartenait à des femmes, freinées par des contraintes économiques, culturelles ou sécuritaires.
D’après l’initiative Women and Mobility, 4 femmes sur 10 ont renoncé à conduire à cause de commentaires négatifs ou de l’insécurité routière. Les remarques sont souvent cinglantes :
« Dégage de la route », « On vous achète des motos et vous dérangez », « Une femme au volant ? C’est un don d’un homme ».
Ce langage traduit une perception réductrice : la femme au volant n’est pas considérée comme autonome, mais comme une exception tolérée, favorisée en majorité par des hommes. Donc au volant, les femmes doivent prouver leur légitimité et compétence au quotidien.
Entre résistance et harcèlement
« On me crie dessus parce que je respecte les stops ou que je laisse passer les piétons. Comme si bien conduire était une faute. »
— Juliette, 24 ans, étudiante à Sokodé
« Quand je dépasse un homme, il me poursuit parfois juste pour me montrer qu’il est meilleur. » « Un constat. Dès qu’il y a un souci à un rond-point, on se demande tout de suite si ce n’est pas une femme au volant. Et quand c’est le cas, je sens le regard moqueur. » — Prudence, étudiante et conductrice de moto à Lomé
La route devient un champ de test, un lieu où la femme doit sans cesse prouver sa compétence. Longtemps cantonnées à des rôles domestiques ou informels, les conductrices doivent affronter moqueries, préjugés, insultes parfois même de la part de ceux censés incarner la loi. « Beaucoup de collègues pensent qu’une femme va paniquer en cas de contrôle. Certains disent qu’elles conduisent avec les émotions. »
— Un agent de circulation
Pourtant, les mentalités évoluent.
Nous avons recueillis aussi les propos de Ahoefa Akouvi Djaou, conductrice d’engins de chantier et de bus à Lomé, et agent au Réseau national de transport :
« Être femme au volant n’est pas facile. Il y a beaucoup d’intimidations. Certains pensent que conduire, c’est défier les hommes. Ils disent qu’on ne tiendra jamais. Mais depuis que je conduis, les agents de sécurité me montrent du respect. Ils m’aident même à gérer les conflits en circulation. »
Elle insiste :
« Je suis fière de ce que je fais. C’est mon monde, surtout dans le transport en commun. Je conduis avec passion et liberté. Et c’est ce que je souhaite à toutes les filles : qu’elles sachent qu’elles peuvent réussir, qu’elles ne doivent pas avoir peur. Il est important que les auto-écoles intègrent une formation sur les discriminations de genre, et que les agents de circulation soient sensibilisés à ces enjeux »

Quelles pistes de solutions ?
Plusieurs leviers d’action sont possibles pour un changement structurel :
- Mener des campagnes contre les stéréotypes sexistes liés à la conduite.
- Former les professionnels de la route (police, instructeurs, etc.) à l’égalité de genre.
- Créer des programmes de valorisation et de financement pour les femmes dans les métiers traditionnellement masculins du transport.
- Encourager la représentation féminine dans les métiers de conduite : bus, taxis, motos, engins lourds.
- Mettre en place des mécanismes de signalement et de sanction des comportements sexistes sur la route.
En route vers l’égalité avec beaucoup de défis
Conduire ne devrait pas être un défi. Pourtant, pour les femmes togolaises et dans plusieurs pays, prendre le volant est encore un acte de résistance. En 2025, si aucune loi n’interdit encore formellement aux femmes de conduire, dans certains pays comme l’Afghanistan ou dans plusieurs régions conservatrices, des restrictions sociales, religieuses ou professionnelles continuent de limiter sévèrement leur accès réel au volant. Briser les stéréotypes, intégrer le genre dans les politiques de transport et transformer les mentalités sont des étapes pour garantir une route plus juste.
« Quand je conduis, je ne cherche pas à être meilleure qu’un homme. Je veux juste aller où je veux, sans peur ni jugement. »
Conduire, un droit à part entière
Les données le montrent : la mobilité est genrée, et les femmes doivent redoubler d’efforts, de prudence et de résilience pour exister dans cet espace. Conduire, pour une femme, n’est pas seulement un moyen de transport. C’est un acte d’autonomie, un outil d’émancipation, une conquête de l’espace public. Tant que les stéréotypes domineront la route, le volant restera un symbole de domination masculine. Mais à mesure que les femmes prennent le guidon, le moteur du changement se met en marche.
Cette publication WanaData a été soutenue par Code for Africa et la Digital Democracy Initiative dans le cadre du projet Digitalise Youth , financé par le Partenariat Européen pour la Démocratie (EPD)
Sources
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Direction Générale des Transports Routiers et Ferroviaires (DGTRF), 2024
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Afrobarometer, 2022
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Global Gender Gap Report, World Economic Forum, 2024
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Étude médico-légale à Lomé (2010–2014)
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Women and Mobility Togo, Rapport 2023
Entretiens réalisés par Elisabeth APAMPA (2025) avec :
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Juliette, étudiante à Sokodé
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Prudence, étudiante et conductrice de moto à Lomé
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Ahoefa Akouvi Djaou, conductrice d’engins lourds et bus
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Un agent de circulation routière à Lomé